Chapitre 6
Je n’hésite pas à user
de ruse et à me faire passer pour une faible créature sans défense
quand les circonstances l’exigent.
J’ai bien peur que mon comportement dans ces circonstances ne soit guère à mon honneur. La vue du chat marchant tranquillement vers moi me mit en fureur. Je l’attrapai, le secouai, et je crois que je lui hurlai de me dire ce qu’il avait fait d’Emerson. Cette attitude parut le surprendre, au lieu de se défendre et de me griffer, il se laissa pendre, inerte, entre mes mains, en émettant un miaulement interrogateur. Quand il ouvrit la gueule, je vis que quelque chose s’était accroché à l’une de ses dents. C’était un morceau de coton sale, provenant peut-être d’une robe indigène.
Après un temps j’entendis l’un de mes sauveurs murmurer d’une voix soucieuse :
— Hé, les gars, la dame a perdu la tête. Elle va se faire mal, à tout casser comme ça, si je lui donnais un petit coup sur le menton ?
— On ne frappe pas une dame, espèce d’abruti, lui répondit-on d’une voix tout aussi soucieuse, qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?
Ces mots pénétrèrent le brouillard d’horreur qui m’enveloppait. La honte me submergea, le bon sens me revint. Je tremblais de tout mon corps, la lanterne bringuebalait dans ma main, mais je crois que ma voix était relativement ferme quand je pris la parole.
— Je ne « casse pas tout », messieurs, je cherche mon mari. Il était là. Il n’y est plus. Ils l’ont emmené. Il y a une autre porte, ici, ils ont dû partir par là. Ne me retenez pas, je vous en prie (l’un d’eux m’avait pris le bras). Laissez-moi les poursuivre, il faut que je le retrouve !
Mes sauveurs n’étaient autres que les jeunes Américains au comportement si peu civil à l’hôtel. Ils se trouvaient dans la voiture qui nous avait dépassés. Leur chute dans le fossé avait dû les dessoûler, car très vite ils comprirent et répondirent à ma supplique, avec beaucoup de gentillesse, à leur façon américaine. Deux d’entre eux se mirent immédiatement en devoir de suivre les traces des kidnappeurs, tandis qu’un autre insistait pour que je remonte en voiture.
— Vous ne pouvez pas courir à travers champs dans cette tenue, M’ame, dit-il quand je fis mine de résister, laissez faire Pat et Mike, ce sont de vrais chiens de chasse. Une goutte de brandy ? À titre purement médical, bien sûr.
Peut-être fut-ce le brandy qui m’éclaircit les idées, mais je préfère croire que ce fut la résurgence de mon indomptable volonté. Bien que chaque parcelle de mon corps brûlât de se joindre à la poursuite, je compris la valeur de l’argument, et il me vint à l’esprit qu’une aide plus efficace se trouvait tout près. L’un des jeunes gens – ils étaient cinq au total – accepta de se rendre chez l’oncle d’Abdullah pour informer notre raïs de ce qui venait d’arriver. Il ne fallut pas longtemps, même si l’attente me parut interminable, pour qu’Abdullah et Daoud soient auprès de moi. Je fus bien près de m’effondrer en voyant le visage familier d’Abdullah, déformé par l’inquiétude et l’incrédulité. Emerson lui semblait un dieu, inaccessible aux dangers ordinaires.
Aidés par les jeunes Américains et une quantité de leurs parents, Abdullah et Daoud fouillèrent les champs et les maisons avoisinantes, ignorant les plaintes (légitimes) de leurs occupants. Mais trop de temps avait passé. Il était peut-être à des miles de là maintenant. La route poudreuse gardait son secret, trop de véhicules y avaient circulé.
L’aube faisait pâlir le ciel quand je me laissai persuader de regagner le Château. Le cocher n’avait été qu’assommé. Ranimé par un peu de brandy et un bakchich, il fit tourner son cheval et sa voiture. Daoud et le chat m’accompagnèrent. Je crois que j’eus la courtoisie de remercier les Américains. Ce n’était pas leur faute s’ils considéraient toute l’affaire comme une excitante aventure.
*
* *
J’ai du mal à me rappeler mes sensations durant les jours qui suivirent. Les événements se découpent dans ma mémoire, nets et clairs, telles des gravures, mais c’était comme si j’avais été enveloppée d’une coquille de glace froide et transparente, qui ne gênait ni ma vision, ni mon toucher, ni mon ouïe, mais que rien ne pouvait traverser.
Quand la nouvelle de la disparition d’Emerson fut connue, les propositions d’aide affluèrent. J’aurais dû en être touchée, mais non, rien ne pouvait me toucher. Je voulais de l’action, pas de la pitié. Les policiers locaux, houspillés et harcelés, firent montre d’une efficacité rare chez eux. Ils arrêtèrent et interrogèrent tout homme dans Louxor qui avait des raisons d’en vouloir à mon mari. La liste était plutôt longue. À un moment la moitié des habitants de Gourna, qui reprochaient à Emerson sa guerre contre leur habitude de piller les tombes, se retrouvèrent dans la prison locale. Informée par Abdullah (dont plusieurs parents éloignés étaient parmi les prisonniers) j’obtins leur libération. Abdullah avait ses propres méthodes avec les hommes de Gourna, et je savais qu’Emerson lui-même serait intervenu pour interdire le genre d’interrogatoires pratiqués par la police locale. Fouetter la plante des pieds avec des roseaux tailladés figurait parmi leurs méthodes favorites.
Nos amis se précipitèrent. Howard Carter me rendait visite presque chaque jour. Malgré les différences d’opinions qui émaillaient ses relations avec Emerson, Neville fut le premier à offrir son équipe pour nous aider dans nos recherches. Les télégrammes du Caire affluaient, et du Caire aussi arriva Cyrus Vandergelt en personne. Il avait abandonné sa dahabieh bien-aimée, n’avait même pas attendu le train régulier. Affrétant un train spécial, il s’était mis en route dès que celui-ci avait été prêt, abandonnant tout, et ses premières paroles en me voyant furent de réconfort et d’encouragement.
— Ne vous tourmentez pas, Mrs Amelia, nous le retrouverons, même s’il faut découper cette saleté de ville en petits morceaux. Les bonnes vieilles techniques américaines, c’est ça qu’il vous faut. Et Cyrus Vandergelt, U.S.A., est l’homme de la situation !
Les années avaient été douces pour mon ami. Peut-être ses cheveux et sa barbiche s’ornaient-ils de quelques fils argentés supplémentaires, mais leur blondeur pâlie au soleil n’avait pas changé. Sa démarche était toujours aussi athlétique et vigoureuse, sa poignée de main aussi forte, et son intelligence aussi aiguë. Il apporta à notre problème un esprit cynique et une connaissance du monde que personne n’avait pu nous offrir. Quand, en réponse à sa question, je décrivis l’emprisonnement des voleurs de Gourna, il secoua la tête avec impatience.
— Bien sûr, je sais que ces brigands de Gourna détestent mon vieux copain, mais cela n’est pas leur style. Ils ont plutôt tendance à lancer des poignards ou des pierres. Je flaire quelque chose de plus grave. Qu’avez-vous fait ces derniers temps, vous et le professeur ? Ou est-ce cette petite canaille de Ramsès qui a encore fait des siennes ?
Je fus tentée de lui faire part de mes soupçons, mais je n’osai. Je me contentai d’innocenter Ramsès, ce qui était la moindre des choses, et répondis que je n’avais aucune explication.
Cyrus était trop fin pour me croire – ou peut-être me connaissait-il si bien qu’il sentit mon hésitation. Il était aussi trop bien élevé pour mettre ma parole en doute.
— Bon. Je vais vous dire ce que je pense. Il n’est pas mort. On aurait trouvé le… heu… on l’aurait déjà trouvé. C’est forcément une histoire de rançon. Sinon, pourquoi le garderait-on prisonnier ?
— Il peut y avoir d’autres raisons, répondis-je en réprimant un frisson.
— Ôtez-vous cela de la tête, Mrs Amelia, l’argent est un moteur bien plus puissant que la vengeance. Je vous parie que vous allez recevoir une demande de rançon. Dans le cas contraire, nous offrirons une récompense.
C’était au moins quelque chose à faire. Le lendemain, chaque arbre et chaque mur de Louxor portait nos affiches imprimées à la hâte. Pour des raisons que je ne pouvais expliquer à Cyrus, je n’en attendais aucun résultat, et de fait, le message qui nous parvint ce soir-là n’était qu’indirectement, voire pas du tout, relié à notre offre.
Il nous fut apporté par un fellah loqueteux qui se laissa interroger longuement, ce qui soutenait ses protestations d’innocence. Ce n’était qu’un messager ; l’homme qui lui avait remis la lettre – avec un modeste pourboire et l’assurance d’une récompense bien plus grande lorsqu’il délivrerait le message – lui était étranger. Peu de gens sont bons observateurs, mais il parut évident, à la description embrouillée du porteur, que ni l’homme ni sa tenue ne présentaient de signe distinctif.
Nous renvoyâmes le messager avec force promesses de richesses inimaginables s’il pouvait nous fournir d’autres informations. Je le supposais honnête. S’il ne l’était pas, nous avions plus de chances de nous l’attacher par l’argent que par la menace.
Cyrus et moi nous tenions dans la bibliothèque. Après le départ de l’homme, je restai assise, tournant et retournant la lettre entre mes mains. Elle m’était adressée, en gros caractères d’imprimerie. L’enveloppe portait le nom d’un des hôtels de Louxor.
— Si vous désirez être seule pour la lire… commença Cyrus.
Il m’avait demandé la permission de fumer et tenait un de ses longs cigares.
— Ce n’est pas pour cela que j’hésite, avouai-je, j’ai peur de l’ouvrir, Cyrus. C’est mon premier rayon d’espoir. S’il se révélait vain… Mais une telle lâcheté n’est pas dans mon caractère.
Je tendis une main ferme vers le coupe-papier.
Je lus la lettre deux fois. Cyrus se taisait, ce qui devait lui coûter, car lorsque je levai les yeux vers lui, il était penché en avant, le visage tendu d’impatience. Je lui remis la lettre en silence.
J’aurais pu la donner à quelqu’un en qui j’avais moins confiance sans craindre de trahir un secret mortel. C’était la missive la plus suavement monstrueuse, la plus discrètement menaçante que j’eusse jamais lue. Je me sentais souillée par le seul contact du papier.
Votre mari ne désire pas se confier à nous. Il prétend que sa mémoire est mauvaise. Il semble incroyable qu’on puisse oublier un tel voyage en si peu de temps, mais de récentes expériences pourraient avoir eu sur son esprit comme sur son corps un effet nocif. Vos propres souvenirs, j’en suis sûr, seront plus précis, et vous vous ferez sans doute un plaisir de nous les communiquer, par écrit ou de vive voix. Je me tiendrai sur la terrasse du Winter Palace Hôtel demain soir à cinq heures, dans l’espoir que vous viendrez prendre l’apéritif avec moi. J’ajouterai simplement qu’étant l’un de vos fervents admirateurs, je serais terriblement désappointé si vous envoyiez un remplaçant.
Cyrus jeta le papier par terre.
— Amelia, s’écria-t-il avec des accents déchirants, vous n’avez pas l’intention d’y aller, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas dingue à ce point ?
— Cyrus !
Mon ami exhiba un immense mouchoir d’un blanc de neige et s’épongea le front.
— Excusez-moi, j’ai pris des libertés…
— En utilisant mon prénom ? Mon cher Cyrus, personne n’en a plus le droit que vous. Vous êtes mon pilier.
— Non, mais regardez, insista Cyrus, vous savez aussi bien que moi lire entre les lignes. Je ne sais pas où ce chacal puant veut en venir, mais je suis bien sûr qu’il n’échangera pas Emerson contre une réponse écrite. Comment saurait-il si vous dites la vérité ? Ce n’est qu’une ruse pour s’emparer de vous. Emerson est un dur à cuire, plus têtu qu’une mule. Il ne parlera pas même si on lui brûle les pieds ou si on lui arrache les… Oh, ma pauvre petite, je suis désolé ! Ils ne lui feront rien de tel, ils savent que ça ne marcherait pas. Mais s’ils vous tenaient dans leurs sales pattes, il cracherait tout de suite le morceau.
— Tout comme moi, si je devais les regarder…
Je ne pus achever ma phrase.
— Vous avez bien compris. Ces sales bandits ont besoin de vous deux. C’est très malin de la part d’Emerson, de prétendre qu’il est amnésique, mais ça ne tiendra pas cinq secondes s’il vous voit. Vous ne pouvez courir ce risque, Amelia, pour le salut d’Emerson comme pour le vôtre. Ils ne lui feront rien de définitif tant que vous êtes dans la nature.
— J’en suis consciente, mon cher Cyrus. Mais comment puis-je ne pas y aller ? C’est notre première, notre seule piste. Vous avez remarqué que ce – chacal puant me semble plutôt approprié – ne me donne aucun indice pour me permettre de le reconnaître. Ce qui signifie que je le connais.
Cyrus se frappa le genou.
— Je l’ai déjà dit et ne cesserai de le redire, vous êtes la petite dame la plus futée que je connaisse. Mais nous devons bien réfléchir, ma chère Amelia. Si j’étais l’auteur de cette machination, je n’irais pas au Winter Palace Hôtel. Je vous ferais remettre un mot par un passant vous demandant d’aller ailleurs – dans un endroit moins sûr. Et vous le feriez, n’est-ce pas ?
Je ne pouvais le nier et ne tentai pas de le faire.
— Mais si j’étais accompagnée, pas par vous, Cyrus, vous êtes trop reconnaissable, mais par Abdullah et ses amis…
— Abdullah est aussi facile à reconnaître que moi. Et soyez sûre, ma chère, qu’on vous ferait aller de plus en plus loin, jusqu’à ce que vos amis ne puissent plus vous aider.
Je baissai la tête. Je ne crois pas avoir jamais éprouvé un tel sentiment d’impuissance. En prenant le risque d’être capturée, ce n’était pas seulement moi que je mettais en danger, mais aussi Emerson. Notre ennemi inconnu n’aurait d’autre recours que de nous assassiner dès que nous lui aurions dit ce qu’il voulait savoir. Il me fallait demeurer libre pour préserver une vie qui m’était plus chère que la mienne. Et cette ignoble lettre m’avait au moins donné ce réconfort : il était en vie.
La voix de Cyrus m’arracha à mes douloureuses pensées.
— Je ne vous ai pas demandé de vous confier à moi, Amelia, et je n’ai pas l’intention de le faire. Mais si vous pouviez me dire ce que veut ce démon, j’aurais peut-être une idée ?
— Vous ne pourriez m’aider, fis-je en secouant la tête, et cela pourrait vous mettre vous aussi en danger. Deux autres personnes seulement…
Ce fut comme un coup de marteau brisant la coquille de calme glacé qui m’entourait. Ma seule excuse est que j’étais tellement absorbée par Emerson que j’en avais négligé d’autres responsabilités, moindres il est vrai. Et voilà qu’elles m’écrasaient. Avec un hurlement qui se répercuta dans les poutres, je me levai d’un bond.
— Ramsès ! Et Nefret ! Mon Dieu, qu’ai-je fais, ou plutôt, qu’ai-je oublié de faire ? Un télégramme ! Cyrus, il me faut envoyer un télégramme, tout de suite !
Je me précipitai vers la porte. Il m’arrêta, me prit aux épaules et s’employa à me retenir.
— Du calme, du calme ! Vous enverrez votre télégramme. Asseyez-vous et rédigez-le, je vais chercher quelqu’un pour le porter à Louxor.
Il me conduisit au bureau, me mit stylo et papier entre les mains.
Le désespoir et le remords me donnèrent la force d’écrire. Quand Cyrus revint j’avais terminé. Je lui tendis le message. Sans le regarder il alla le donner au serviteur qui attendait à la porte.
— Il arrivera à Londres demain, dit-il en revenant.
— Même s’il voyageait sur les ailes du vent, il n’arriverait pas assez vite à mon gré, sanglotai-je. Comment ai-je pu ne pas voir… mais jusqu’à présent je n’avais pas de certitudes.
— Je prescris un peu de brandy, décréta Cyrus.
— Je crois… (je dus m’interrompre pour me ressaisir avant de continuer) je crois que je préférerais un whisky soda, s’il vous plaît.
Quand Cyrus me l’apporta, il mit un genou à terre, comme un page du Moyen Âge devant son maître.
— Vous n’êtes pas seulement la petite dame la plus futée que je connaisse, vous êtes aussi la plus solide et la plus courageuse, déclara-t-il avec douceur, ne perdez pas espoir, je crois savoir maintenant de quoi il s’agit. Vous, Emerson, le jeune Ramsès et la fillette – la fille de Willie Forth, n’est-ce pas ? Hum hum, n’en dites pas plus, ma chère Mrs Amelia. Et ne vous inquiétez pas pour les gosses. Si la moitié de ce que j’ai entendu dire touchant votre rejeton est vrai, il est de taille à se défendre, et la fillette aussi.
Je dis toujours qu’il n’y a rien de tel qu’un whisky soda pour se calmer les nerfs. Après quelques gorgées je fus en mesure de parler plus posément.
— Vous m’êtes d’un grand réconfort, Cyrus. Vous avez raison, sans aucun doute. Tout de même, je ne sais comment je vais pouvoir attendre leur réponse. Il faudra au moins trois jours pour que je la reçoive.
Mais la bienveillante Providence m’épargna cette angoisse. J’avais le sentiment d’avoir déjà assez à supporter. Quand le serviteur de Cyrus revint de Louxor, il rapportait un autre télégramme. J’étais déjà montée dans mes appartements, mais je ne dormais pas. Cyrus lui-même apporta le message à ma porte. Depuis quand était-il arrivé au bureau du télégraphe, je l’ignore. Les Égyptiens ne partagent pas notre souci occidental de promptitude. Il était adressé à Emerson, mais je l’ouvris quand même, ayant vu d’où il provenait.
— Avertissement reçu et pris en compte, écrivait Walter, tout va bien. Soyez prudents. Lettre suit. Soyez prudents.
Je le tendis à Cyrus. Il avait refusé la chaise que je lui offrais et se tenait debout devant la porte, mains dans le dos, l’air extrêmement embarrassé. Que ces Américains sont puritains, me dis-je, amusée. Seule son affectueuse inquiétude avait pu l’entraîner sans chaperon dans la chambre d’une femme mariée, à la nuit tombée. Et moi qui étais en déshabillé ! J’avais attrapé le premier vêtement qui me tombait sous la main en l’entendant frapper. Il s’agissait d’un négligé en soie jaune particulièrement frivole, tout en volants, rubans et dentelles.
Le message fit oublier dentelle et rubans à Cyrus.
— Dieu merci, fit-il avec sincérité, cela nous fait un motif d’inquiétude en moins. Tout va bien, dit-il.
— Il semble que je sois plus douée que vous pour lire entre les lignes, Cyrus. Pourquoi répète-t-il « Soyez prudents » ? Quelque chose a dû se passer.
— Là, c’est votre anxiété maternelle qui parle, ma chère. Vous ne pouvez savoir ce qu’Emerson disait dans son propre message. Il a dû envoyer un télégramme à son frère voici quelques jours, pour l’avertir du danger.
— C’est ce qui semble. Il ne m’en a rien dit ; sans doute pensait-il que je rirais de son inquiétude, comme je l’ai fait chaque fois qu’il a tenté de me convaincre que nous étions en danger. Le ciel me punit bien cruellement de ne pas l’avoir écouté ! (J’arpentais la chambre en faisant voleter mon déshabillé, sous l’œil attentif de Cyrus.) Je m’emploierai à tenir pour rassurant le message de Walter, poursuivis-je, je ne peux rien faire de plus.
— Dormez un peu, dit gentiment Cyrus, et ne vous inquiétez pas, je ferai de mon mieux pour vous servir.
Mais ce n’est pas lui qui me servit le mieux.
Inutile de dire que je ne dormis pas. Je demeurai allongée, en éveil, comme chaque nuit depuis l’enlèvement – sans me tourner en tous sens, c’est une démonstration de faiblesse que je ne m’autorise pas –, tentant de déterminer ce que je pouvais faire. Cette nuit-là, au moins, j’avais de nouveaux éléments à considérer. Je passai en revue chaque mot, chaque phrase, chaque virgule même de la lettre malveillante. Chaque mot et chaque phrase cachait une menace d’autant plus terrifiante qu’elle était laissée à l’imagination du lecteur (en particulier quand ledit lecteur a une imagination aussi fertile que la mienne). L’homme qui l’avait rédigée devait être un véritable monstre.
Et un monstre arrogant. Il ne se donnait même pas la peine de cacher sa nationalité. Son anglais était aussi bon, sa syntaxe aussi élégante que les miens. J’étais certaine qu’il ne résidait pas à l’hôtel. N’importe qui aurait pu voler du papier à lettre et une enveloppe dans le salon de correspondance. Quant à son but en me proposant ce rendez-vous… Cyrus avait raison, c’était indéniable. Je partageais son opinion. Même si j’avais la bassesse de trahir quelqu’un sans défense pour sauver la vie de mon mari…
Mais, ô Lecteur, vous connaissez bien mal le cœur humain si vous croyez que l’honneur est plus fort que l’affection, ou qu’un froid raisonnement peut surmonter la terreur d’un cœur aimant ! Si l’être malfaisant s’était tenu devant moi à cet instant, tendant une main et présentant dans l’autre la clef de la prison d’Emerson, je me serais jetée à ses pieds en le suppliant de prendre ce qu’il désirait.
Les soupçons d’Emerson étaient logiques mais sans base solide. La lettre les muait en certitudes. C’était la position de l’Oasis Perdue que cherchait le monstre. Mais que voulait-il exactement ?
Une carte ? LA carte ? Soit il connaissait son existence, soit il était parvenu à la conclusion qu’elle devait obligatoirement exister. Notre voyage nous avait menés dans un désert sans eau, sans repères, et c’eût été folie que d’y venir sans indications précises. Le chacal puant devait savoir que nous disposions d’une carte.
À ma connaissance, il n’en existait plus qu’un seul exemplaire. Il y en avait cinq au début, et pour compliquer encore les choses, deux d’entre eux avaient été falsifiés. J’avais détruit le mien, un des faux. L’exemplaire de Ramsès, que nous avions utilisé pour trouver l’oasis, avait été perdu ou oublié lors de notre départ plutôt précipité de la cité. La copie d’Emerson avait disparu avant même que nous quittions la Nubie. Il restait donc deux cartes, une exacte, l’autre fausse.
L’autre copie falsifiée avait appartenu à Reginald Forthright. Il me l’avait laissée lorsqu’il était parti en expédition dans le désert et comme il me l’avait demandé, je l’avais transmise aux autorités militaires, avec son testament, avant notre propre départ. Ces documents avaient dû être envoyés à son seul héritier, son grand-père, puisqu’il n’était pas revenu. Cette copie ne m’inquiétait pas, car elle n’aurait mené son possesseur qu’à une mort très sèche, très longue et très pénible.
L’original de la carte avait été en possession de Lord Blacktower, le grand-père de Reggie. Il se trouvait maintenant au fond du coffre-fort d’Emerson, dans la bibliothèque d’Amarna House. Blacktower y avait renoncé, de même qu’à la garde de Nefret, sur l’insistance d’Emerson. J’avais prié qu’on la détruise, mais l’avis d’Emerson avait prévalu. « On ne sait jamais, avait-il dit, il peut venir un temps où… »
Ce temps était-il venu ? Pour la seconde et, je suis heureuse de le dire, dernière fois, mon intégrité chancela sous l’impact de ma toute-puissante affection. Il me fallut mordre bien fort mon oreiller pour que la raison reprenne le dessus.
Je ne pouvais me fier à l’honneur d’un homme qui, de toute évidence, n’en avait pas. Il ne pouvait se permettre de libérer son otage avant de s’être assuré que mes informations étaient exactes – et comment aurait-il pu s’en assurer avant d’avoir fait le voyage et d’en être revenu ? Je n’aurais pu décrire notre chemin ou me souvenir des indications du compas, mais je ne doutais pas qu’Emerson en fût capable. Il avait tenu le compas et suivi les instructions. Le misérable n’aurait pas besoin de carte s’il arrivait à faire parler Emerson.
Non, ce rendez-vous était une ruse. Notre seul espoir était de retrouver Emerson et de le délivrer avant que…
Où pouvait-il être ? Quelque part dans les environs de Louxor, j’en étais sûre. Les recherches avaient été intensives et se poursuivaient, mais nous ne pouvions pénétrer dans chaque pièce de chaque maison, en particulier dans celles des résidents étrangers. L’Égypte jouissait des bénédictions de la loi britannique, qui proclame que charbonnier est maître chez lui. Noble idéal, que j’approuve du fond du cœur… en principe. Les nobles idéaux sont souvent fort incommodes, je me souviens très bien du récit de la fuite de Wallis Budge, avec ses caisses d’antiquités volées, pendant que la police montait la garde devant sa maison, en attendant que le mandat arrive du Caire.
Il nous fallait un mandat, et pour cela il nous fallait des indices. C’était ce que mes amis dévoués tentaient de trouver, interrogeant leurs informateurs dans les villages, écoutant les commérages faisant mention d’étrangers dans la ville, vérifiant chaque rumeur d’activité inhabituelle, et je mettais tous mes espoirs dans leur action.
Je comptais en particulier sur Abdullah et son influence sur les hommes de Gourna, qui avaient la réputation de connaître le moindre secret de Louxor. Mais étendue dans le noir, sans dormir, je devais m’avouer qu’il me décevait cruellement. Je l’avais à peine vu ces derniers jours. Je connaissais l’une des raisons pour lesquelles il évitait la maison. Il s’était fait statue de la jalousie en me voyant avec Cyrus. Non qu’il m’eût fait l’insulte de supposer que je pourrais m’intéresser à un autre homme. Il était jaloux de Cyrus pour lui-même, parce que toute personne désireuse de nous aider un tant soit peu, moi et Emerson, lui déplaisait. Et Cyrus lui déplaisait d’autant plus que ses propres efforts s’étaient révélés vains. Pauvre Abdullah. Il était vieux, et cette épreuve lui avait infligé un coup terrible. Je doutais qu’il s’en remette jamais totalement.
Que Dieu me pardonne mes doutes. Car c’est Abdullah qui me servit le mieux.
Le lendemain, alors que Cyrus et moi déjeunions en discutant de la marche à suivre pour le rendez-vous proposé, un des serviteurs entra et nous informa qu’Abdullah désirait me parler.
— Faites-le entrer, dis-je.
Le serviteur prit un air scandalisé. Les domestiques, ai-je découvert, sont bien plus snobs que leurs maîtres. Je répétai mon ordre. L’homme haussa les épaules, sortit et revint nous dire qu’Abdullah ne voulait pas entrer. Il souhaitait me parler en privé.
— Je me demande bien ce qu’il peut vouloir me dire que vous ne puissiez entendre, fis-je en me levant.
— Il veut être votre unique soutien et protecteur, ma chère. C’est touchant, une telle loyauté, mais bien vexant. Allez-y.
Abdullah m’attendait dans le hall, échangeant des regards hostiles – et, je crois, des insultes à voix basse – avec le portier. Il refusa de parler tant que je ne l’eus pas suivi dans la véranda.
Quand il se tourna vers moi, je retins mon souffle. Les plis amers s’étaient effacés de son visage, remplacés par un rayonnement d’orgueil et de joie qui le faisait paraître la moitié de son âge.
— Sitt, je l’ai trouvé.
*
* *
— Il ne faut rien dire à l’Amerikâni !
Abdullah me retint par la manche quand je voulus me précipiter à l’intérieur pour annoncer la nouvelle. Encore plus loin de la porte, il reprit, dans un murmure insistant :
— Il ne vous laisserait pas y aller. C’est dangereux, Sitt Hakim, je ne vous ai pas tout dit.
— Alors parlez, pour l’amour du ciel ! L’avez-vous vu ? Où est-il ?
Le récit d’Abdullah me força à restreindre mon impatience rageuse. Il n’avait guère besoin de me rappeler que nous devions agir avec la plus grande prudence – d’autant qu’il n’avait pas encore vu son maître de ses propres yeux.
— Mais quel autre prisonnier pourrait-on garder avec autant de soin dans les environs de Louxor ? La maison est en dehors de la ville, près du village d’El Bayadièh. Elle a été louée à un étranger, Alemâni ou Feransâwi[7]. Un homme grand avec une barbe noire. On dit qu’il est malade, parce qu’il est pâle et qu’il marche avec une canne quand il sort. Il s’appelle Schlange. Le connaissez-vous, Sitt ?
— Non, mais ce n’est certainement pas son vrai nom, et il a pu déguiser son apparence. Pour l’instant, l’important n’est pas là. Je sais que vous avez un plan, Abdullah, dites-le-moi.
Son plan était celui que j’aurais proposé moi-même. Nous ne pouvions demander à pénétrer dans la maison avant d’être sûrs qu’Emerson s’y trouvait, et nous ne pourrions avoir cette certitude avant d’y avoir pénétré.
— Nous irons donc nous-mêmes, conclut Abdullah, vous et moi, Sitt, mais pas l’Amerikâni.
Il entreprit d’énumérer toutes les raisons pour lesquelles Cyrus ne devait pas participer à l’expédition. De toute évidence, il répugnait à partager les lauriers, mais ses arguments avaient du bon. En particulier quand il prédisait que Cyrus tenterait de m’empêcher d’y aller – et c’était impensable. Je serais devenue folle si j’avais dû les attendre, comme quelque faible héroïne de roman à l’eau de rose, et je n’avais confiance qu’en moi pour agir avec la détermination et la dureté que la situation risquait d’exiger.
Nous décidâmes de nous retrouver une heure plus tard, dans le jardin derrière la maison. Je l’assurai que je trouverais un moyen de tromper Cyrus. Je paraissais calme et posée ? Je l’étais. Il le fallait. Quand je regagnai la pièce où Cyrus m’attendait, je lui offris l’une de mes prestations les plus convaincantes. Un sourire triste et courageux, un entrain forcé.
— Il vérifie les commérages, dis-je en prenant ma serviette, je suis désolée d’avoir été si longue, mais il m’a fallu le réconforter, lui donner l’impression que ses efforts étaient utiles. Pauvre Abdullah ! Il se donne tant de mal.
Nous continuâmes à échafauder des plans pour l’après-midi (qui ne concernaient que lui, mais il l’ignorait). Il persistait dans son opinion que je ne devais pas m’y rendre, et je me permis de montrer une agitation croissante.
— Quelqu’un doit y aller, m’écriai-je enfin, si nous ne suivons pas la piste, si fragile soit-elle, je ne pourrai l’endurer.
— Bien sûr, ma chère, j’ai tout planifié. J’irai moi-même diriger les opérations, dès que vous m’aurez promis de ne pas quitter la maison avant mon retour.
— Très bien. Je cède, puisqu’il le faut – et parce que je sais que c’est la solution la plus sûre pour lui. Je vais monter dans ma chambre et m’y enfermer jusqu’à votre retour. Je prendrai sans doute un petit quelque chose pour m’aider à dormir, sinon le temps me paraîtra trop long. Que Dieu vous accorde vitesse et chance, mon ami.
Il me tapota gauchement l’épaule. Le mouchoir sur les yeux, je m’éclipsai.
Dans ma chambre, je trouvai Anubis étendu de tout son long sur le lit. Comment était-il arrivé là, je ne sais, il allait et venait à son gré, mystérieux comme l’affrit que les serviteurs voyaient en lui. Abdullah le détestait autant qu’il le craignait, jugeant la pauvre créature responsable de la capture d’Emerson. C’était absurde, bien entendu. Les chats ne peuvent être tenus pour responsables de leurs actes, puisqu’ils n’ont pas de sens moral digne de ce nom. Si j’avais été encline aux rêveries superstitieuses, je me serais imaginé qu’Anubis regrettait son implication involontaire dans notre malheur. Il passait beaucoup de temps à rôder autour de la maison, comme s’il cherchait quelque chose – ou quelqu’un ? – et venait souvent dans ma chambre, supportant et même quêtant mes caresses. La fourrure d’un chat amical possède un étonnant pouvoir calmant.
Après avoir salué le chat comme il convenait, bien qu’en hâte, je me dépêchai de me changer. Je n’osais attendre le départ de Cyrus ; Abdullah et moi devions traverser le fleuve et parcourir une longue distance, et je voulais atteindre la maison suspecte avant la nuit. S’introduire en secret dans des lieux inconnus, de nuit, est une entreprise hasardeuse. Il ne me fallut que quelques minutes pour me débarrasser de ma robe à volants et enfiler ma tenue de travail. Machinalement, je tendis la main vers ma ceinture, mais une voix audible seulement à mon oreille intérieure m’arrêta : « Vous sonnaillez comme une fanfare allemande, Peabody », me rappela-t-elle. Réprimant fermement l’émotion qui menaçait de me submerger, j’abandonnai la ceinture, glissant revolver et couteau dans mes poches les plus accessibles. Je fermai ma porte à clef (en m’assurant qu’Anubis se trouvait à l’intérieur) et sortis sur le balcon. Cette saleté de plante grimpante, sur laquelle je comptais pour descendre, était trop éloignée ; il me fallut m’accrocher à la rampe et me laisser tomber d’une hauteur considérable. Heureusement, un parterre de fleurs se trouvait en dessous. Les pétunias et les roses trémières de Cyrus amortirent ma chute.
Abdullah m’attendait. Je ne discutai pas les arrangements qu’il avait pris – les ânes, la felouque prête à nous emmener, les chevaux sellés sur l’autre rive. Une seule pensée pénétrait chaque cellule de mon corps. Bientôt je le verrai. Le toucherai. Sentirai ses bras autour de moi. Car il va sans dire que je n’avais pas l’intention de me contenter d’une reconnaissance prudente suivie d’une retraite stratégique. Mes doigts touchèrent le pistolet dans ma poche. S’il était dans la maison, je l’en ferais sortir, sur l’heure, quels que fussent les obstacles ou les personnes qui se trouveraient en travers de ma route.
Le sentier qu’emprunta Abdullah longeait un fossé d’irrigation traversant des champs de choux et de coton. Des ouvriers à demi nus se relevèrent et nous suivirent des yeux quand nous passâmes devant eux au galop. Des enfants qui jouaient dans la cour d’une maison agitèrent la main et nous hélèrent. Abdullah ne ralentit pour personne. Quand une chèvre étourdie (dont la barbiche et la face allongée n’étaient pas sans évoquer mon ami Cyrus) vint se promener sur la route, Abdullah planta ses talons dans les flancs de son cheval et l’enleva au-dessus de la bête. Je suivis son exemple.
Il tira enfin sur les rênes au milieu d’un groupe de huttes, où un autre chemin croisait le nôtre. Comme lui, je mis pied à terre. L’endroit était étrangement désert, on ne voyait que quelques hommes, attablés sous un abri rudimentaire, buvant du café. L’un d’eux vint à notre rencontre et tendit à Abdullah un ballot d’étoffe avant d’emmener les chevaux.
— Nous devons continuer à pied, Sitt. Pouvez-vous enfiler ceci ?
Il secoua le ballot, une robe de femme d’un noir terne accompagnée d’un burko, ou voile. Quand je m’en fus revêtue, il eut un hochement de tête approbateur.
— Très bien, Sitt. Vous devrez marcher derrière moi, et penser à ne pas faire de grandes enjambées comme un homme. Vous vous en souviendrez ?
Ses lèvres barbues s’incurvaient. Je lui rendis son sourire.
— Si j’oublie, battez-moi. Mais je n’oublierai pas.
— Bien. Venez, nous y sommes presque.
En marchant, je regardai le soleil. Après tant d’années passées en Égypte, j’avais appris à lire sa position aussi facilement que les aiguilles d’une montre. À cet instant, les hommes de Cyrus devaient avoir pris position sur la terrasse du Winter Palace Hôtel. S’y trouvait-il, le misérable inconnu qui avait monté cette ignoble machination ? Je priai qu’il y fût. Notre mission serait plus facile s’il n’était pas chez lui.
Mon cœur fit un grand bond quand j’aperçus devant nous un haut mur en briques de boue. Il était entouré de palmiers et d’acacias poussiéreux ; derrière, on apercevait le toit en tuiles d’une maison. C’était une vaste demeure – une propriété, comme on dit en Égypte, maison, jardins et dépendances entourés d’un mur pour plus d’intimité et de sécurité. Abdullah passa devant sans même ralentir. Je traînais humblement les pieds derrière lui, tête baissée et cœur battant. Du coin de l’œil, je remarquai que le mur était très haut, et clos le portail de bois.
Quand nous atteignîmes le bout du mur, quelque trente mètres plus loin, Abdullah jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule et tourna à l’angle, m’entraînant derrière lui. Le mur continuait, à angle droit avec la route. Un autre angle nous amena au mur arrière, et, après quelques pas, Abdullah s’arrêta en me faisant des signes.
Son message était clair et je ne pouvais que l’approuver. Derrière nous, un champ de canne à sucre formait une paroi verte qui nous dissimulait aux regards des passants éventuels. Nous nous trouvions à l’arrière de la propriété, aussi loin que possible de l’habitation principale. Les briques de boue, omniprésentes en Haute-Égypte, sont un matériau de construction pratique mais éphémère. Elles s’étaient effritées, de même que le plâtrage qui les recouvrait, créant des fissures et des crevasses.
— Je passe premier, chuchota-t-il.
— Non ! Nous devons reconnaître les lieux avant d’essayer d’entrer, et je suis plus jeune… je veux dire, je pèse moins lourd que vous. Aidez-moi à monter.
Je rejetai la robe et le voile, trop encombrants. Si nous étions surpris à l’intérieur, aucun déguisement ne pourrait nous sauver. Je posai le bout de ma botte dans un trou bien placé ; Abdullah, qui savait depuis longtemps l’inutilité de discuter avec moi, plaça ses mains en coupe sous mon autre pied et me souleva jusqu’à ce que je puisse voir par-dessus le mur.
J’avais espéré trouver un jardin, garni d’arbres et de buissons derrière lesquels nous dissimuler, mais la cour n’était qu’un espace découvert, nu, jonché des habituels détritus domestiques – fragments de pots brisés, bouts de métal rouillés, écorces de melon en décomposition et pelures d’orange. Les gisements d’ordures ménagères, si chers au cœur des archéologues, continuent de se former en Égypte, car les habitants jettent négligemment leurs détritus dans les cours. Cet endroit comptait parmi les plus déplaisants que j’eusse jamais vus – preuve évidente que l’occupant actuel de la maison n’était que de passage, peu soucieux d’hygiène ou d’apparence. La seule bizarrerie était l’absence de vie animale. Pas de poulets grattant la poussière, pas de chèvres ni d’ânes grignotant les mauvaises herbes rachitiques.
Un cabanon sans porte, couvert de roseaux entassés, avait autrefois servi d’abri à un animal, à en juger d’après la paille répandue et autres signes. Une rangée de tamaris enchevêtrés et poussiéreux cachait en partie l’arrière de la maison. On apercevait une autre cahute, minuscule et sans fenêtre, d’environ trois mètres de côté. Contrairement au reste de la propriété, elle portait des signes de réparations récentes. Ses murs ne comportaient pas de trous, chaque fissure avait été obstruée de plâtre frais qui parsemait de taches pâles la surface gris-brun. Le toit plat était solide, il ne s’agissait pas de l’habituelle couche de roseaux recouverts de mortier.
Quelque chose de précieux devait se trouver à l’intérieur, sans quoi le propriétaire des lieux n’aurait pas pris de telles précautions. Mes jambes flageolèrent sous l’effet d’un regain d’espoir, Abdullah émit un grognement de douleur, je pesais sur lui de tout mon poids. J’allais me hisser sur le mur, car l’euphorie l’emportait momentanément sur la prudence, quand une pensée angoissante me traversa l’esprit. Quelque chose d’aussi précieux n’avait certainement pas été laissé sans surveillance ? Je n’apercevais que l’arrière et un côté de la maison. Je ne voyais pas de fenêtre, mais il devait bien y avoir une porte sur l’un des côtés hors de vue.
Je fis signe à Abdullah de me faire redescendre. Je crois qu’il s’exécuta avec plaisir. Il transpirait abondamment, et pas seulement à cause de mon poids ; le suspense le dévorait tout autant que moi.
Rapidement, je lui décrivis ce que j’avais vu.
— Il y a très probablement un garde, murmurai-je. Pouvez-vous vous faire aussi discret qu’une ombre, Abdullah ?
Le vieil homme porta la main vers son cœur.
— Je m’occupe du garde, Sitt.
— Non, non ! Sauf si c’est absolument nécessaire. Il pourrait crier et en attirer d’autres. Il nous faudra monter sur le toit. Il y a une sorte d’ouverture…
— Je passe premier, décréta Abdullah, la main toujours sur le cœur.
Cette fois, je ne discutai pas.
La brise du soir s’était levée, bruissant dans les cannes à sucre et agitant les feuilles. Ces bruits légers se mêlèrent à ceux, tout aussi faibles, que nous ne pûmes éviter de faire. Ils étaient rares, car malgré sa taille Abdullah se glissa de l’autre côté du mur comme l’ombre que j’avais évoquée. Il était prêt à me recevoir quand j’atteignis le sommet du mur. Sans nous arrêter nous nous glissâmes vers la cahute. Elle était basse, ce devait être un chenil pour chien ou autre animal. Abdullah me souleva, puis me rejoignit sur le toit. Il y avait un garde. Malgré notre discrétion, quelque chose avait dû l’alerter. J’entendis un murmure et un froissement d’étoffe quand il se leva, puis un bruit de pieds nus. Nous nous aplatîmes derrière le petit parapet, retenant notre souffle. Il fit le tour de la cahute, mais sans grande conviction, et ne regarda pas en l’air. On le fait rarement quand on cherche. Il finit par se rasseoir et alluma une cigarette. La fumée s’éleva en fines volutes grises, ondulant dans la brise comme un serpent qui se tord. Alors seulement, nous osâmes ramper vers l’ouverture dans le toit. Elle était fermée par une grille rouillée dont les barreaux étaient si serrés qu’on pouvait à peine glisser un doigt dans les interstices.
Je n’ai pas décrit mes sentiments, et ne tenterai pas de le faire. Le plus grand des génies littéraires ne pourrait évoquer quelque chose d’aussi intense. Je pressai mon visage contre le métal rouillé.
L’intérieur n’était pas totalement obscur, la pièce disposait d’une autre ouverture, une mince fente au-dessus de la porte, sur le mur opposé à celui que nous avions escaladé. Elle laissait passer assez de lumière pour me permettre de distinguer l’intérieur de cette infecte tanière. Les murs étaient nus, sans fenêtre, le sol en terre battue. Aucun tapis, seulement une forme plate et carrée qui devait être un matelas. Le mobilier consistait en une table chargée de quelques fioles, pots et autres objets que je ne pouvais identifier, un unique siège – incongru dans ce décor, car il s’agissait d’un fauteuil confortable de style européen, tapissé de velours rouge – et un lit bas. Sur ce lit gisait une forme humaine immobile.
Le visage d’Abdullah était si près du mien que je sentais son souffle sur ma joue. Alors, le soleil couchant tendit un bras doré par la fente au-dessus de la porte, illuminant l’intérieur. Je n’en avais pas besoin, je l’avais reconnu. J’aurais reconnu cette silhouette, cette présence, dans la nuit la plus noire. Mais s’il m’était resté du souffle, je n’aurais pu retenir un cri en voyant les traits familiers si terriblement changés.
La barbe dont j’avais décrété le bannissement était revenue, brouillant les lignes fermes de la mâchoire et du menton, s’étalant sur les joues jusqu’à la naissance des cheveux. Ses yeux fermés étaient enfoncés et ses pommettes saillaient comme des pics. La chemise ouverte laissait voir sa gorge et sa poitrine…
Le souvenir d’un autre temps, d’un autre lieu, m’assaillit avec tant de force que mon esprit chancela. Était-ce AINSI qu’une moqueuse Providence avait exaucé mes muettes prières pour que reviennent ces jours passionnés de jadis ? Quand Emerson et moi étions tout l’un pour l’autre, avant Ramsès ? C’est ainsi qu’il m’était apparu en ce jour inoubliable où je pénétrai dans la tombe à Amarna et le trouvai délirant de fièvre. Alors, j’avais lutté avec la mort pour le sauver, et l’avais vaincue. Mais maintenant… Il gisait immobile, les traits pincés et figés comme de la cire jaunie. Seuls des yeux aussi désespérément aimants que les miens pouvaient remarquer le mouvement presque imperceptible de la poitrine. Qu’avaient-ils fait pour réduire un homme de sa trempe à un tel état en si peu de temps ?
Le jour mourant, faisant briller un objet sur la table, me donna la réponse. C’était une seringue hypodermique.
L’horreur de cette découverte avait à peine pénétré mon esprit que je vis autre chose. J’avais remarqué que ses bras s’étiraient derrière sa tête avec raideur, dans une position peu naturelle. Je compris pourquoi. Les menottes attachées à ses poignets étaient accrochées aux barreaux à la tête du lit étroit.
Je ne saurais expliquer pourquoi ce détail m’affecta tant. Cette précaution était certainement raisonnable. Qui voulait retenir Emerson dans un endroit où il ne souhaitait pas rester aurait été fou de négliger pareille mesure. Cependant, j’en fus terriblement bouleversée, et la force de mon indignation explique peut-être ce qui – paraît-il – suivit.
Je percevais vaguement un bruit de voix à la porte. Le garde avait été rejoint par un autre homme, ils parlaient fort et se racontaient, je pense, des histoires malséantes, car les rires gras fusaient en abondance. Ces bruits s’étouffèrent en un bourdonnement d’insectes. Un nuage noir m’enveloppa, et un rugissement furieux emplit mes oreilles.
Quand je revins à moi, je vis le visage inquiet d’Abdullah, dont le nez touchait presque le mien. Il plaquait une main sur ma bouche.
— Les gardes sont partis chercher de la bière, souffla-t-il, mais ils vont revenir. Vous m’entendez, Sitt ? Le démon est parti ?
Je ne pouvais parler, alors je battis des paupières. Doigt par doigt, en m’observant anxieusement, il relâcha sa prise. Je sentis une douleur aiguë aux mains. En baissant les yeux, je vis que j’avais soulevé la lourde grille de son support. Mes doigts écorchés saignaient.
Abdullah marmonnait en arabe, des incantations destinées à repousser les puissances du mal.
— Le… heu… le démon est parti, chuchotai-je, comme c’est curieux. C’est la deuxième fois qu’une telle chose se produit, je crois, je me suis moquée d’Emerson quand il me l’a raconté, la première fois. Il faudra que je lui dise, que je m’excuse d’avoir douté de lui, quand nous… quand nous…
Consternée, je constatai que je ne pouvais maîtriser ma voix. Je laissai tomber ma tête dans mes bras croisés.
Une main, aussi douce que celle d’une femme, me caressa les cheveux.
— Ne pleurez pas, ma fille, croyez-vous que j’oserai me dire homme, et ami, si je l’abandonnais ici ? J’ai imaginé un plan.
Abdullah ne m’avait jamais parlé qu’avec formalisme, il n’avait jamais utilisé de termes affectueux à mon égard. Je connaissais la profondeur de son estime pour Emerson. « Amour » ne serait pas un mot trop fort, s’il n’avait été galvaudé par le sentimentalisme européen, mais je n’avais pas compris qu’à sa façon, il m’aimait moi aussi. Infiniment émue, je répondis sur le même ton.
— Père, je vous remercie et vous bénis. Mais que faire ? Il est drogué, ou malade, il ne peut bouger. Je comptais sur sa force pour nous aider.
— Je craignais de le trouver ainsi, répondit Abdullah, on n’enchaîne pas un lion sans lui couper les griffes, on ne met pas un faucon en cage sans…
— Abdullah, je vous aime et vous honore comme un père, mais si vous n’en venez pas au fait, je vais hurler !
Les lèvres barbues du vieillard s’ouvrirent en un sourire.
— La Sitt est de nouveau elle-même. Nous devons partir vite, avant le retour des gardes. Mes hommes nous attendent au croisement.
— Quels hommes ?
— Daoud, avec les fils et petits-fils de mes oncles. Ils ont tous beaucoup de fils, précisa Abdullah avec fierté. Le soleil se couche, c’est un bon moment pour attaquer, à la nuit tombée.
Il ne me vint nulle idée de protester contre ce procédé illégal et dangereux, mais quand il tira sur ma manche je résistai.
— Je ne peux pas le laisser. Ils risqueraient de l’emmener ailleurs, ou de le tuer s’ils sont attaqués.
— Mais Sitt, Emerson me mangera le cœur si vous…
— Il ne pourra le manger que s’il est vivant. Dépêchez-vous, Abdullah, et faites attention à vous, mon ami.
Sa main étreignit la mienne un instant, puis il disparut. Je me retournai pour le suivre des yeux, et le vis repartir aussi silencieusement qu’il était venu.
Bien sûr, je n’avais nullement l’intention de rester sur le toit. Ma force normale n’aurait peut-être pas suffit à soulever la grille, mais heureusement ce petit problème était réglé. Un des côtés de la grille reposait maintenant sur le rebord de l’ouverture, il ne me restait plus qu’à l’écarter. Le passage, estimai-je, devait être juste assez large pour moi. Il le faudrait bien, car j’avais l’intention d’entrer, d’une façon ou d’une autre.
Avant d’avoir pu mettre ce plan à exécution, j’entendis les hommes qui revenaient. Leurs voix étaient plus étouffées maintenant, et après un moment une autre se joignit aux leurs. Le nouveau venu parlait arabe, mais je compris à son accent et son ton de commandement qu’il n’était pas arabe. La terreur – pour mon mari, non pour moi – et la rage décuplèrent la force de chacun de mes muscles. Il était là, le chef, le misérable inconnu qui avait perpétré cet acte odieux.
Le groupe s’arrêta devant la porte. J’hésitais, les mains crispées sur la grille, sentant à peine la douleur de mes doigts sanglants. Je ne devais pas agir prématurément. Pour l’instant, ils n’avaient aucune raison de soupçonner que les secours arrivaient.
Puis le nouveau venu se mit à parler en anglais.
— Attendez que je vienne vous chercher. Je veux qu’il ait tout à fait repris conscience quand il vous verra.
Je fus stupéfaite en entendant la voix qui lui répondait dans la même langue, c’était celle d’une femme.
— Je vous le répète : il n’est pas si crédule et verra bien que je ne suis pas…
— C’est justement, ma chère, le but de l’expérience. Vérifier s’il est vraiment amnésique. Dans la pénombre, avec ce costume et un bâillon cachant le bas de votre visage, vous lui ressemblez assez pour tromper un mari aimant – au moins assez longtemps pour qu’il pousse un cri et se trahisse. Cela me dira ce que je veux savoir. Et s’il croit que vous êtes sa femme, j’aurai le moyen de le forcer à me dire ce que je veux savoir.
Un murmure inintelligible de la femme le fit éclater d’un rire moqueur.
— La menace suffira, ma chère. Sinon, eh bien, je ne vous abîmerai pas plus qu’il ne sera strictement nécessaire.
Toutes les émotions violentes que j’avais contenues durant ces jours d’attente se mirent à bouillonner en moi, mêlées d’une curiosité lancinante. J’avais une idée de ce que projetait le misérable, et je brûlais de voir mon double. Sa ruse méprisable risquait de réussir, si la copie était assez fidèle.
La porte s’ouvrit brusquement, laissant entrer une faible lumière qui ne venait pas du soleil, maintenant couché. L’homme qui entrait portait une lampe. Croyez bien, cher Lecteur, que j’étudiai son visage avec attention. Sa voix m’avait semblé familière, mais les traits que je découvris ne correspondaient pas au visage que je m’attendais à voir. Ils étaient déformés par les ombres, et dissimulés sous une grosse moustache et un collier de barbe. C’était peut-être lui, je ne pouvais en être certaine.
Posant la lampe sur la table, il se pencha vers Emerson et le secoua rudement. Sans résultat. Le monstre se redressa, jurant dans sa barbe, et se tourna vers la porte.
— Je vous ai dit de rester dehors !
— Il ne bouge pas.
— La dernière dose d’opium devait être trop forte. Ce n’est pas grave ; dans un instant il va se réveiller en m’insultant.
Il saisit la seringue et la plongea dans un flacon.
— Vous lui en donnez trop, il va mourir.
— Pas avant que je l’aie décidé, rétorqua le misérable, reculez maintenant, il va bientôt revenir à lui.
Je me forçai à regarder sans réagir. L’aiguille pénétra dans une veine. Le geste, d’une précision négligente, suggérait des connaissances médicales. Je le notai, tout envahie que je fusse de haine et de fureur. Quelle que fût la substance injectée, elle était efficace : quelques instants plus tard, Emerson bougea. Son premier mot fut un juron, faible mais caractéristique. Les larmes me vinrent aux yeux, et je me promis de ne plus jamais me plaindre de son langage.
Son adversaire riait.
— Nous voilà bien réveillé ? Encore quelques mots, je vous prie, je veux être certain que vous êtes en état d’apprécier le petit cadeau que je vous ai apporté.
Emerson, obligeant, se livra à une description sentie des ancêtres de son ravisseur. L’autre riait toujours.
— Parfait, je présume que vous n’êtes toujours pas décidé à me confier votre secret ?
— Votre conversation devient ennuyeuse, fit Emerson, combien de fois dois-je vous répéter que je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez ? Et même si je pouvais vous donner les informations que vous cherchez, je ne le ferais pas. Je vous ai pris en grippe.
— Abandonnez tout espoir de secours. (La voix de l’homme s’était durcie. Il effleura du pied l’objet carré, dont je voyais maintenant qu’il s’agissait d’une trappe ou d’un couvercle en bois.) Avez-vous aussi oublié ce qui se cache là-dessous ?
— Vous vous répétez encore, soupira Emerson, où êtes-vous allé pêcher ces idées mélodramatiques ? Dans un roman, je parie.
Cette réponse parut rendre l’autre furieux. Il se jeta en avant. Un instant, je crus qu’il allait frapper son prisonnier sans défense. Il se maîtrisa par un effort qui fit trembler sa main levée, et dit d’une voix sifflante :
— Ce puits a au moins dix mètres de profondeur. Si quelqu’un tente de pénétrer ici, le garde fera en sorte que vous puissiez le mesurer exactement.
— Oui, oui, je sais, bâilla Emerson.
— Très bien. Voyons si j’ai trouvé le moyen de vous délier la langue.
Laissant la lampe sur la table, il se dirigea vers la porte. Emerson le suivait du regard. Ses pupilles étaient si dilatées que ses yeux semblaient noirs plutôt que bleus. Au bout d’un moment la porte se rouvrit et l’homme entra, poussant devant lui une forme plus petite.
Elle m’aurait trompée moi-même. Elle était vêtue d’une réplique exacte de ma vieille tenue de travail – pantalon turc, bottes, etc. – même une ceinture où pendaient des outils. Ses cheveux étaient du même noir de jais, répandus en cascade sur ses épaules comme s’ils s’étaient détachés au cours d’une lutte. Son ravisseur supposé lui maintenait les bras le long du corps et la gardait hors de la lumière, de sorte que ses traits auraient été difficiles à distinguer même si le bas de son visage n’avait pas été dissimulé par un bout d’étoffe blanche.
— Une visite pour Monsieur, fit l’inconnu, parodiant un majordome bien stylé, n’aurez-vous pas un tendre bonjour pour votre épouse ?
Le visage d’Emerson restait impassible. Seuls ses yeux bougeaient, allant et venant des cheveux de la femme jusqu’à ses bottes.
— On dirait bien une femme, finit-il par grogner avec mépris, difficile d’en être sûr au premier abord, dans cette tenue extravagante…
— Vous prétendez ne pas reconnaître votre propre femme ?
— Je ne suis pas marié, dit Emerson, patiemment, j’ai oublié pas mal de choses, apparemment, mais de cela je suis certain.
— Vous vous contredisez, professeur, comment pouvez-vous en être certain si vous êtes amnésique ?
Un éclat de rire passa les lèvres craquelées d’Emerson.
— J’aurai pu oublier bien des choses, mais une bêtise aussi monumentale, sûrement pas. Jamais, même dans mes moments de faiblesse, je ne serais assez nigaud pour m’encombrer d’une épouse. (Il plissa les yeux.) Ne serait-ce pas, par hasard, la femme qui m’a apporté à manger et à boire hier… ou avant-hier… rappelle pas…
Ses yeux se fermèrent. La femme baissait la tête – de honte, espérai-je. L’homme qui la tenait relâcha son étreinte. Elle se laissa aller contre le mur et retira son bâillon.
— Il perd connaissance, murmura-t-elle, laissez-moi lui donner quelque chose, au moins de l’eau…
Poings sur les hanches, le misérable l’examina avec un sourire sardonique.
— Ô femme, dans nos heures tranquilles hésitante et timide, à nos présents hostile… Quand douleur et angoisse viennent plisser notre front, Tu te fais ange, et non démon ! Soyez donc un ange. S’il meurt avant que j’aie pu mettre la main sur cette satanée bonne femme, je n’aurai aucun moyen de LA forcer à parler.
Il se dirigea vers la porte et ajouta par-dessus son épaule :
— Dépêchez-vous.
Elle attendit jusqu’à ce que la porte claque, puis se détendit. Un long soupir s’échappa de ses lèvres.
— Je n’ai jamais rien compris aux femmes, fit une voix venue du lit, comment pouvez-vous accepter qu’il vous traite ainsi ?
Elle pivota pour lui faire face.
— Vous êtes réveillé ? J’en étais sûre, vous faisiez semblant.
— Pas… complètement.
Elle s’agenouilla près du lit, porta une tasse remplie d’eau aux lèvres d’Emerson, et lui soutint la tête pendant qu’il buvait avidement. Il la remercia d’une voix plus forte. Elle lui reposa doucement la tête sur le matelas et regarda d’un œil fixe ses doigts tachés.
— La plaie ne guérira jamais, murmura-t-elle, souffrez-vous ?
— J’ai un mal de tête infernal, avoua Emerson.
— Et vos pauvres mains…
Elle fit glisser ses doigts le long du bras droit d’Emerson, toucha les chairs enflées et sanguinolentes de son poignet.
— J’aimerais bien pouvoir m’étirer un peu.
Sa voix avait changé. Je connaissais cette nuance ronronnante, et un frisson me parcourut. Encore maintenant, je déteste avouer l’émotion qui l’avait provoqué. Je suppose qu’il est inutile de la nommer.
Il continua sur le même ton.
— Si j’avais les mains libres, je pourrais mieux vous exprimer ma gratitude pour votre bonté.
Elle émit un petit rire, dans lequel se mêlaient coquetterie et méfiance.
— Et pourquoi pas ? Vous ne pourrez affronter les gardes, vous n’êtes pas assez fort, et si vous croyez obtenir votre liberté en me prenant comme otage, vous vous trompez. Aucun gentleman anglais ne ferait de mal à une femme, il le sait.
La clef de ses menottes se trouvait sur la table. Je reconnus à sa juste valeur ce raffinement de cruauté qui plaçait la liberté en vue, mais hors d’atteinte. Quand elle se pencha pour le libérer, une tresse de ses cheveux frôla la joue d’Emerson.
Bon ! Je voudrais croire que j’aurais pu rester de marbre, même devant ce qui allait visiblement se passer, mais je tenais la grille à deux mains, muscles raidis, quand j’entendis un cri d’alarme venant de la maison. Des cris, des coups de feu ! Mon loyal Abdullah et ses vaillants amis étaient arrivés ! Les secours approchaient ! C’était le moment d’agir.
D’un mouvement des épaules, je rejetai la grille. Je fis passer mes pieds par l’ouverture et… restai bloquée, à un niveau que je préfère ne pas préciser. Il n’y avait pas un instant à perdre. Serrant les dents, je me tortillai et atterris debout, genoux plies, prête au combat. Sortant mon pistolet, je le braquai sur la porte.
Juste à temps ! Et j’aurais bien pu arriver trop tard, en raison de l’instant de délai susmentionné, si l’autre femme ne s’était pas jetée contre la porte qui cédait. Sa force était insuffisante, à l’instant même où je levai mon arme elle fut écrasée derrière le battant brusquement ouvert. Le bruit de lutte s’enfla et une forme sombre se précipita dans la pièce, prête à exécuter les immondes instructions de son maître.
L’heure n’était pas aux discussions raisonnables. Je fis feu.
Je ne pouvais guère éviter de le toucher, car son corps emplissait tout l’espace de la porte, mais sa blessure n’était pas mortelle. Le cri qu’il poussa en s’effondrant exprimait plus de surprise que de douleur. Et flûte ! me dis-je. Je tirai à nouveau. Je crois que cette fois je le manquai, mais l’effet fut encourageant. Il gémit encore et s’enfuit. Ces bandits mercenaires ne sont jamais fiables.
Je reportai mon attention sur la femme, qui était sortie de derrière la porte et me regardait. J’éprouvai une étrange sensation en la voyant, on aurait dit une image assombrie de moi-même.
Emerson avait posé les pieds par terre et s’était assis. Visiblement, se lever tout à fait aurait été au-dessus de ses forces ; son visage était cendreux et ses bras pendaient, inutiles. Le seul fait de les remuer avait dû être affreusement douloureux. Il me regarda, regarda l’autre femme, puis moi de nouveau, mais ne dit rien.
— Laissez-moi partir, murmura-t-elle, si vos gens m’attrapent j’irai en prison… ou pire… Je vous en prie, Sitt ! J’ai essayé de l’aider.
— Alors filez, dis-je, et fermez la porte derrière vous.
Elle lança un dernier regard à Emerson et obéit.
Enfin, enfin, je pouvais courir là où je brûlais d’être ! Je me précipitai près de lui et m’agenouillai. L’émotion me coupait le souffle et la parole.
Il me regarda d’un œil vide, le front légèrement plissé.
— Une femme en pantalon, c’est déjà déconcertant, mais deux, cela fait un peu trop pour un homme dans mon état. Veuillez m’excuser, madame, mais je crois que je vais profiter de ma liberté pour… Oh, crénom !
Ce fut son dernier mot, reconnaissance amère de son impuissance à faire ce qu’il avait annoncé. Il tomba à genoux et s’écroula face contre terre.
J’étais trop abasourdie pour le retenir. Le pistolet pendait au bout de ma main engourdie. Mais je le tenais braqué vers la porte, soutenant de mon autre bras la tête d’Emerson toujours inconscient, quand le cri d’Abdullah m’avertit que nos sauveurs étaient là. Il fit irruption dans la pièce et s’arrêta net. Sur son visage le triomphe fit place à l’horreur.
— Vous pleurez, Sitt ? Qu’Allah soit miséricordieux… il n’est pas…
— Non, Abdullah, non, c’est bien pis. Oh Abdullah… Il ne me reconnaît pas !